Un certain nombre de thèmes communs traversent la poésie des
poètes qui vont nous intéresser. Nous les avons appelés
des « poètes de l'Etre », tant ils se sont
penchés sur le problème de l'identité, une identité
souvent blessée. Tous ces poètes font peu ou prou le constat du
peu de réalité de l'être.
Chez Charles Juliet, l'être après les affres de la douleur, pense
à se reconstruire. Roberto Juarroz étudie tous les avatars de
l'être à travers des concepts opposés comme l'expansion
et la réduction, le centre et la frontière. Robert Sabatier, quant
à lui, fidèle aux poètes baroques, compare le moi «
à un souffle, une plume qui vole ». Alain Roussel analyse
ainsi notre rapport au néant :
« Que fais-tu là? Rien. Tu es une question posée au
néant qui n'est jamais là pour te répondre »
« Fragments d'identité »
Pour des poètes comme notamment Alain Roussel et Antonio Ramos Rosa,
nous sommes des « «êtres d'errance ». L'idée
même d'un exil dont nous aurions été victimes revient régulièrement
sous leur plume. Citons Alain Suied :
« Nuage de souffle, cri d'étoile, graine de chair : l'être
est son absence même et le poème futur poudroie au coeur brûlé
de notre rêve exilé ».
« Rester humain »
Des poètes comme Pierre Gabriel et Alain Suied s'intéressent
beaucoup à l'idée d'origine. Ce dernier l'appelle aussi « l'énigme
primordiale », qui peut être l'enfance de l'Humanité
ou tout simplement l'enfance de l'Homme dont il faut savoir rester proche.
Alain Suied comme Roberto Juarroz évoquent parfois un passé mythique
pour l'Homme et parlent de »langage ou de parole perdue »
dont le poète est nostalgique.
Antonio Ramos Rosa se demande s'il faut se tourner du côté de ce
passé mythique pour retrouver l'unité à laquelle nous aspirons:
« Quand fûmes-nous unis? Quand le monde se livrait-il à
l'unité d'une respiration unanime et commune? Pouvons-nous naître
encore au monde dans l'éclair d'un horizon? »
« La table du vent »
Quant à Max Alhau, il préfère tourner le dos à ce
passé pour pouvoir se libérer.
Un autre thème est commun à la plupart de ces poètes qui doutent de la réalité de l'être : celui du double.L'autre qui se dessine derrière le « je » est souvent envahissant. On le voit chez Robert Sabatier et également chez Pierre Gabriel que nous citerons ici :
« Qui me fait naître à mon absence
et quel silence plus profond,
sous les paroles que je tais
Parle à ma place et me condamne »
« Lumière natale »
Si ces poètes sont à la recherche de leur identité, ils sont souvent en quête de l'Autre dont l'absence peut être vécue douloureusement :
« A qui tout confier?Tout dire?
Se retrouver soi-même
Dépossédé, séparé de l'autre vivifiant
Qui rendait à soi ... »
Yves Peyré « L'évidence de la nuit »
L'Autre permet aussi de « se rendre à soi », de se retrouver. Charles Juliet l'a bien compris qui ressent la nécessité de se tourner vers l'extérieur. Toute la richesse que peut nous apporter autrui culmine dans le thème des visages, aussi présent dans la poésie d'Andrée Chédid que dans celle de Charles Juliet que nous citerons ici :
« Ce dialogue muet
que nous poursuivons
sans y prendre garde
avec les visages...
Visages, visages, visages,
une des grandes et inépuisables
richesses de la vie »
« A voix basse »
Sans illusions, ces poètes ont confié à l'écriture
leur tâche de quête. Ils ne se leurrent pourtant pas sur le caractère
ambivalent de la parole:
« La parole nous limite et nous cerne, nous libère et nous
emprisonne »
Alain Suied « Rester humain »
André Chedid est peut-être plus optimiste :
« Malgré nos enclos, nos Babels, nos ravages,
en deça : la parole nous relie »
« Poèmes pour un texte »
Pour Roberto Juarroz, la parole est un pis-aller :
« La parole est le résumé
du silence
du silencqui est un résumé de tout »
« Poésie verticale »
Elle permet cependant dans une certaine mesure d'apprivoiser les choses qui
se montrent souvent hostiles. Cela est possible selon Roberto Juarroz parce
qu'il existe un lien à l'origine entre la parole et les choses.
A travers son oeuvre, le poète essaie ni plus ni moins, comme tout artiste,
de sur vivre à la mort, au temps, même si cette tâche peut
souvent lui apparaître illusoire. Ce qui alimente l'écriture, nous
dit R. Sabatier n'est que « la peur de vivre »:
« La peur de vivre alimente les mots.
Si loin du rêve et des sources coupables,
Pâle soleil que la mort qui m'inspire
Que tremblements de pensée en attente »
Le poète, par l'écriture, désire accéder à
une connaissance qui n'est pas exclusivement d'ordre intellectuel ( cf. Charles
Juliet i n « A voix basse » : « rejette ce
savoir qui obstrue ton oeil ») et qui peut aboutir à un véritable
sentiment de (re)naissance, que l'on trouve notamment chez C. Juliet et Alain
Suied.
Si ces poètes semblent parfois donner une vision noire de la condition
humaine, ils peuvent s'accommoder comme Max Alhau de nos limites :
« L'incertitude nous donne naissance et nous accomplit; la feuille
qui éclôt ne doute pas des saisons futures, de l'arbre qui le porte ».
« Ici peut-être »
Andrée Chedid, quant à elle, malgré tous les malheurs de l'Histoire veut croire en l'Homme et chante l'espoir :
« L'homme est encore debout.
L'usure n'a pas de prise
Sur l'espoir qui s'élance
Hors de la moelle des âges,
Hors des dalles éclatées » in « Poèmes
pour un texte »