François Cheng : un poète chinois francophile

Il m'a été donné d'assister à une conférence au centre culturel des « Champs libres », en mai 2007, à Rennes, en présence de l'auteur, et c'est ce qui m'a donné envie de parler de sa poésie regroupée dans le recueil « A l'orient de tout », paru chez poésie Gallimard.

Poésie tardive puisque le premier recueil « Double chant » est paru en 1998, écrit par un septuagénaire et qui s'échelonne sur ces dix dernières années, ce qui lui confère une dimension de testament spirituel.

Dans « Double chant », François Cheng s'adresse à un tu qui s'apparente à un dieu, un dieu fédérateur :

« Tu es pagode qui élève

Et tu es pont qui relie... »

Ce dieu aide à vivre l'humaine condition, à nous « réaliser » en nous insufflant l'élan vital :

« Nous ne faisons que passer
Tu nous apprends la patience
D'être le lieu et le temps
Toujours pour la première fois
Toujours du Souffle l'élan même
Qui dit non-être tend vers l'être... »

Le poète exhorte ce dieu à nous guider vers ce qu'il appelle ce « creuset original où tout se rejoint. »

Dans « Cantos toscans » (Unes, 1999), le poète s'adresse encore à ce dieu auprès de qui l'homme trouve la consolation d'un paradis pas tout à fait perdu, l'Enfance:


« S'abîmer en toi au plus secret
De soi, au creux de ce qu'on n'avait
Osé dire ou espérer. Le monde est là,
Tel qu'il était dans l'enfance, jailli
Du dedans, clair et rond, comme le ciel... »

Le poète nous dit qu'il faut savoir composer avec le Tragique, les deux visages du monde, le Bien et le Mal, le Beau et le Laid. Si le poète revient souvent aux origines (la notion de « première fois », comme nous le verrons, est chez lui récurrente), l'Infini est notre Voie (autre terme largement employé) :

« L'Infini n'est autre

Que le va-et-vient

Entre ce qui s'offre

Et ce qui se cherche.

Va-et-vient sans fin

Entre arbre et oiseau

Entre source et nuage. »


Avec F. Cheng, nous passons souvent du tangible à l'intangible, et la Voie pour lui se trouve là.

Pour le poète, la quête qu'il mène doit être « gratuite », si elle est portée par le souffle qui nous accompagne dans notre marche tout le long de la Voie. Elle est donc don avant tout :

« Ne quémande rien. N'attends jamais d'être payé en retour. » Un poème de F. Cheng se termine sur ce vers chez lui 0 combien significatif : « Ah, élan du souffle, pur jaillissement, chant ! »

Sa philosophie proche de ses racines orientales, il évoque le tao, est entièrement présente ici. Le poète nous parle de l'Ouvert, où tout est possible :

« Dans l'Orient, toutes choses se révèlent présences
Leur voie n'est point écoulement, épuisement
Présence à présence, elles se suscitent et s'élèvent
Transforme la marche droite et horizontale
En fumée bleue de l'accueil. »

Le poète est ouvert au monde, son attitude, comme il l'écrit, est faite d'accueil, des autres, mais aussi du monde tel qu'il est. :


« Lorsque nous nous parlons
Le rêve est à portée
Lorsque nous nous taisons
Le rêve demeure intact
Apprenons à cueillir
Tout instant qui advient... »

L'être, selon François Cheng, se cherche aux origines :


« L'Etre n'est-il pas cette musique
Qui depuis l'origine
Cherche à se faire entendre ... ? »


Dans la notion d'origine, naît l'expression « pour la première fois » qui revient si souvent sous la plume de notre auteur. F. Cheng a eu. Mais il y aurait d'autres motifs d'expliquer cette attirance pour cette notion, à chercher dans le vécu même de l'auteur et déjà par rapport à la langue. François Cheng a dit que, non francophone d'origine, il s'est approprié notre langue sur le tard. Il y a donc un recul par rapport à elle, ce qui le fait peser chaque mot qu'il emploie. Il est tombé amoureux de notre langue, il montre dans ses écrits comment il s'est approprié chacune de ses mille nuances. Comme il l'a dit aussi, le fait de nommer le monde par un langage lui donne l'impression de le visiter pour la première fois. La qualité de sa poésie n'est pas étrangère à ce phénomène. On pourrait appliquer à François Cheng cette définition du poète proposée par Pierre Menenteau : « Le poète se tient à la vitre des mots. Cette beauté qu'il chante, il la donne à son frère / qui se lave les yeux dans le matin nouveau. »


Il est aussi une notion à laquelle le poète tient particulièrement, c'est celle de l'Authenticité, ce qu'il appelle le « Vrai » :


« Le Vrai toujours
Est-ce qui naît
D'entre nous
Et qui sans nous
Ne serait pas... »

Ce que nous avons dit sur les rapports particuliers que François Cheng entretient avec notre langue apparaît particulièrement dans un poème du recueil « Cantos toscans » :


« Nommer chaque chose à part
Est le commencement de tout
Mais dire ce qui surgit d'entre elles
Toujours neuf
Est imprévu
C'est chaque fois
Re-commencer le monde. »

Le travail du poète qui toujours découvre la langue est un travail de re-construction du monde, ce qui a donné à cette poésie toute sa fraîcheur.

Parfois le poète s'adresse au lecteur, en « passant » comme il l'écrit, et il n'hésite pas à lui donner comme des conseils de vie, un peu de sagesse :


« Consens à la brisure
C'est là que germera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
A ton insu
La brise. »

Si le monde peut se montrer harmonieux, et souvent le poète nous le fait voir, il peut montrer le contraire et c'est à l'homme, selon lui, de savoir composer avec cette « brisure. » Nous avons vu à quel point le Vrai pouvait revêtir d'importance aux yeux du poète, c'est pourquoi il manie les mots avec parcimonie, lui préférant parfois le silence. Ici, on retrouve un concept récurrent cher au poète : la Voie. Comme on va le voir dans l'extrait suivant, le poète joue avec ce mot, utilisant son homonyme :


“... les mots justes ne naissent
qu'au sein du silence

De même

la vraie voie se continue par la voix
Mais la juste voix ne surgit
Qu'au coeur de la voie... »


Pour le poète comme pour l'homme, il est nécessaire de trouver la voie, sa voix : les mots peuvent nous y conduire.

Pour la première fois, mort et naissance se rejoignent:


« Une fois de plus et toujours
Pour la première fois
Naît à chaque instant le regard
Meurt à l'instant le mot
Soudain visage irradiant
Plus que nuage, insaisi... »


Tout dans l'univers de F. Cheng tend à se faire et à se défaire, comme les nuages ; mot proche d'un idéogramme qu'il affectionne. Le départ, l'accueil à l'origine sont liés en retour à l'adieu, et le langage est saisi comme un écheveau jamais « épuisé, » mais également jamais « accompli. » Un univers donc en demi-teintes, déjà au niveau des coloris (cf la brume) :

« Tout départ un retour
Lorsque depuis l'horizon
On se retourne
Vers le lieu d'origine
Déjà noyé de brume
On voit pour la première fois
Le regard de celle qui attend
Là où pour la première fois
Avait jailli le souffle
Avait surgi l'appel
Toute vie déjà

Est un geste d'accueil
Ou un geste d'adieu
De ce qui prendra congé
De ce qui sera distance
De ce qui n'en finira plus
De dévider

Le mot échangé

Jamais épuisé

Jamais accompli... »


Dans le recueil « Qui dira notre nuit » (Arfuyen, 2001), on retrouve ce qui s'apparente à la démarche proustienne déjà évoquée :


« Car ce qui est vécu
sera rêvé
Et ce qui est rêvé
Revécu. »


Monde crépusculaire, où l'on a vu, « à la nuit s'est faite notre confidente. » « Le livre du vide médian » (Albin Michel, 2004) est un recueil où l'auteur nous fait davantage voir sa vision orientaliste et philosophique des choses.

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Le yin et le yang y sont évoqués. Si toute la poésie de F. Cheng est un « chant d'amour » sensuel aux mots et plus généralement à la Vie. Ne nous étonnons pas de trouver sous sa plume le verbe « célébrer. » Et dans cette célébration, le poète n'oublie pas les morts, les morts chers à chacun d'entre nous :


« Célébrer ce qui jailli d'entre nous
tendre encore vers la vie ouverte
Ce qui, d'entre les chairs meurtries
Crie mémoire
Ce que d'entre les sangs versés
Crie justice
Seule voie en vérité où nous pourrions encore
Honorer les souffrants et les morts. »


On sent l'humanité du poète qui jette sur l'histoire un regard lucide. Le travail de mémoire aussi nous est dévolu, là aussi est la Voie.

L'humanité pour le po'ète consiste pour l'homme à savoir équilibrer la part masculine et la part féminine (le yin et le yang) ; sans quoi il ne pourrait se réaliser totalement :


“ Toi le féminin

Ne nous délaisse pas

Car tout ce qui n'est pas mué en douceur

Ne survivra pas.”

Daniel Morvan Janvier 2008


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